Cet Amour-là de Josée Dayan conte l'histoire d'amour entre
l'écrivain Marguerite Duras (interprétée par Jeanne Moreau)
et un jeune étudiant du nom de Yann Andréa (campé par Aymeric
Demarigny). Adapté du livre autobiographique de ce dernier, Cet Amour-là
a été projeté en avant-première au festival de Venise
puis à Toronto au moment même où le World Trade Center était
la cible de terribles attentats terroristes. L'occasion pour Jeanne Moreau de
faire le point sur cette tragédie et d'aborder quelques questions fondamentales,
telles que la vie, l'art et la liberté.
Après son avant première vénitienne, Cet Amour-là
a été projeté au Festival de Toronto alors que se produisaient
les attentats terroristes contre le World Trade Center. Qu'avez vous ressenti
à ce moment-là?
C'était très dur de trouver des mots après la catastrophe.
Nous étions tous effondrés. Je pense que le monde entier s'est
senti concerné par cette tragédie. J'étais une petite fille
pendant la seconde guerre mondiale, et j'ai donc certaines notions de la terreur
et de la destruction - d'un certain terrorisme en quelque sorte. Ce qui est
arrivé nous montre que la volonté et l'imagination humaines n'ont
pas de limites. Mais le cinéma nous a réunis dans l'émotion
et la douleur. Certaines personnes pensent que le cinéma est quelque
chose de superficiel, de glamour, mais c'est autre chose. Orson Welles l'appelait
le des rêves, mais pour moi, c'est aussi le miroir du monde. Si quelqu'un
veut savoir à quoi ressemblait la vie 40 ou 50 ans auparavant, on peut
regarder des films, et on voit de quelle manière les gens dansaient,
buvaient, s'aimaient, s'habillaient. Le cinéma traite de la vie, de l'amour,
de la violence, de la mort, de l'humour, de la comédie... Et nous devons
continuer de faire ça, avec la liberté dont nous disposons...
Quand on vit sous le régime de la terreur, de la ségrégation,
on ne peut même pas tenter de créer des oeuvres d'art...
Parlez-nous un peu de votre relation avec Marguerite Duras...
Volontiers! En rentrant du festival de Venise, en 1958, où Louis Malle
et moi avions présenté Les Amants, j'ai lu un livre de Marguerite,
Les Petits Chevaux de Tarquinia - ce n'était pas le le premier que je
découvrais d'elle, j'avais déjà lu Un Barrage contre le
Pacifique. Après avoir lu ce livre, j'ai donc souhaité rencontrer
Marguerite Duras pour en acquérir les droits d'adaptation cinématographique.
J'ai donc écrit à l'éditeur, et j'ai reçu une réponse
de Marguerite elle-même, indiquant son numéro de téléphone.
Je l'ai donc appelée et elle m'a invité à dîner.
Quand je suis arrivée chez elle, il y avait plein de gens, des inconnus
dont les noms m'étaient familiers - des philosophes, des écrivains
et des journalistes. Il y avait là surtout des hommes, et seulement une
jeune femme, Florence Malraux, la fille d'André Malraux. Il n'y avait
rien à manger, seulement à boire - ce dont je ne me privais guère
à l'époque. J'ai donc pris un verre. Et puis soudain, Marguerite
a dit: "Mon dieu, il n'y a rien à manger alors que c'est censé
être un dîner! Est-ce que quelqu'un pourrait aller chercher quelque
chose à manger dans une boutique pas loin d'ici?" Il s'agissait
d'une boutique sur le boulevard Saint Germain qui n'existe plus aujourd'hui
et où l'on pouvait trouver du jambon, des saucisses, du salami, de la
choucroute, du vin... Maintenant, il y a une boutique Sonia Rikiel à
la place. Je suis donc allée à cette boutique en compagnie de
Florence qui, à l'époque, travaillait à l'Express. Et nous
revînmes les bras chargés de nourriture, à la grande joie
des convives. Après le repas, Marguerite décida de sortir en boîte
de nuit pour voir un groupe de flamenco très connu. Et là, je
ne sais pas pourquoi, peut-être à cause de l'alcool, j'ai commencé
à éclater de rire, à la grande surprise des invités
qui me firent signe de me taire. Mais plus ils me faisaient des signes, plus
je riais. Et puis Florence s'est aussi mise à rire, au point que nous
avons toutes les deux disparu sous la table! Et c'est comme ça que notre
amitié a commencé. Nous avons commencé de nous voir assez
souvent. Et Marguerite était fascinée par moi. J'étais
à cette époque au plus bas, je venais de rompre avec Louis Malle,
et elle adorait me voir comme ça et me posait toutes sortes de questions!
Et très vite, j'ai senti que je devenais comme une héroîne
de livre à ses yeux, et je la taquinais souvent à ce propos. Je
lui disais: "Tu est le type d'écrivain capable d'écrire sur
les faits divers amoureux dans les journaux! Et c'est d'ailleurs ce que tu fais
dans tes livres. N'était-ce ton approche et ton style si particuliers,
tes livres n'offriraient que ta vision toute simple des histoires d'amour".
Plus tard, j'ai fait Moderato Cantabile avec Peter Brook, Sailor
from Gibraltar avec Tony Richardson, et quand Marguerite est passée
elle-même à la réalisation, je suis apparue dans Nathalie
Granger. Et petit à petit, Marguerite changeait les gens autour d'elle.
Elle aimait qu'on la flatte. Mais à un moment donné, nous avons
pensé, Florence, moi et une autre amie, qu'une distance était
en train de se créer entre nous. Sans, toutefois, qu'il y ait rupture
définitive. Je ne l'ai donc jamais rencontrée quand elle vivait
avec Yann. J'entendais parler d'eux à travers toutes les rumeurs qui
se propageaient sur leur compte, sans y prêter trop d'attention. Et puis,
il y a deux ans et demi, Florence m'a appelée pour me dire qu'elle avait
lu un livre écrit par Yann Andréa. Elle était très
affectée par ce livre et me demanda si je voulais le lire. J'acceptai
immédiatement. Et je fus très touchée en le lisant, pleurant
et riant tout à la fois. Et coïncidence étrange, deux jours
plus tard, un producteur me téléphona pour me demander si je connaissais
ce livre. Je répondis que oui, et il me dit: "Je l'ai lu et je pense
qu'on pourrait en faire un film à petit budget, avec des aspects documentaires,
avec des extraits, etc. Qu'en penses-tu?" "Rien" lui répondis-je.
"Il faut que j'y réfléchisse." Mais ma décision
était déjà prise, je voulais en acheter les droits. Je
ne savais pas exactement ce que je comptais en faire, mais il me les fallait.
J'avais peur que quelqu'un d'autre s'en charge et fasse un film basé
uniquement sur les aspects scandaleux de la relation entre Yann et Marguerite.
J'ai donc acheté les droits du livre, après quoi j'ai rencontré
Yann pour lui demander ce qu'il pensait de l'idée de faire un film. "Oh
non", m'a t-il dit, "cela ne me tente pas beaucoup. Mais je peux faire
des lectures du livre avec toi si tu veux..." Et c'est ce que nous avons
commencé à faire, et j'ai trouvé un théâtre
où nous aurions pu faire ces lectures. Mais au fur et à mesure
du travail, je me suis rendu compte que l'idée de faire un film s'imposait
de plus en plus à mon esprit, et c'est finalement ce qui s'est produit.
Dans le film, Marguerite Duras dit: "Avec L'Amant, je vais devenir
une légende!" Vous êtes vous aussi jamais considérée
comme une légende?
Marguerite Duras a dit ça d'une manière très espiègle.
Je me souviens qu'elle dit: "Allez, il faut se remettre au travail et gagner
beaucoupd'argent!" Et quand elle a commencé d'écrire L'Amant,
elle a dit; "Tu vas voir, je vais devenir célèbre partout
dans le monde avec ce livre. Je vais devenir millionnaire, une véritable
légende!" Mais elle disait ça plutôt sur le ton de
la farce. Il y a une grande différence entre dire: "je vais être
une légende" et "je suis une légende". Moi-même,
connaissant bien la que femme que je suis, connaissant mes sentiments, mes sensations,
mes émotions véritables, je ne me dis pas en me couchant: "Aah,
la légende que je suis va dormir!", ni, au matin: "Aah, une
légende s'éveille!" Je comprends bien que les gens m'attachent
une certaine importance, je le vois bien par exemple quand je suis dans un festival
de cinéma, devant une congrégation de journalistes, répondant
à des questions. Et c'est une grande liberté et un grand privilège.
Parce que dans le monde, des millions de gens souffrent de solitude sans pouvoir
se confier à qui que ce soit. Donc quand des acteurs disent que ça
leur est extrêmement pénible de devoir parler des films qu'ils
font, de rencontrer des journalistes, moi je pense que c'est au contraire un
privilège. Bien sûr, la solitude est aussi un aspect nécessaire
de notre travail, mais les interviews et les rencontres avec la presse et le
public n'en sont pas moins des occasions merveilleuses de pouvoir s'exprimer
et d'échanger des idées, des opinions. Car j'en apprends autant
sur vous que vous en apprenez sur moi. C'est un échange précieux.
ll est assez surprenant de voir que pendant les 16 années de leur
relation, Yann Andréa et Marguerite Duras ont continué de se vouvoyer...
Ah oui! (D'un ton très taquin) Mais ça m'est arrivé à
moi aussi. J'ai eu une histoire d'amour où l'on se disait toujours "vous",
et "tu" seulement quand on faisait l'amour! Ça arrive... (Elle
hoche vigoureusement la tête).
Qu'est-il arrivé à Yann après la mort de Marguerite
Duras?
Il traverse toujours une période très difficile, exactement comme
quand Mareguerite est morte. Il n'a plus le coeur à assumer la vie de
tous les jours, peut être à cause de l'absence de Marguerite, ou
peut-être à cause de sa personnalité très particulière
qui a permis à lui et à Marguerite de vivre ensemble aussi longtemps.
Mais mis à part leur relation, je crois que dans le livre qu'il a écrit
- et sur lequel le film se fonde - il y a trois personnages : lui, elle, et
la littérature - la création.
Pensez-vous que la célébrité, le succès affectent
les histoires d'amour quoi qu'on en dise?
Parfois les relations amoureuses dépassent les critères de la
beauté, la jeunesse et du sexe. Pour ce qui est de la gloire, pourquoi
ne pas parler plutôt de talent? Et dans ce cas-là, pourquoi devrions
nous ne pas être attirés par quelqu'un, homme ou femme, qui crée
quelque chose de fascinant? Pourquoi ne pas accepter le fait qu'un jeune homme
qui lit des mots, des histoires magnifiques soit attiré par la femme
qui a écrit ces mots et raconté ces histoires? Evidemment, certaines
personnes sont célèbres, mais n'ont pas de talent. Moi, je tiens
à parler de "talent", pas de célébrité.
Propos recueillis au Festival de Toronto
Traduction: Robin Gatto