Film opaque, difficile
et troublant, Avec Tout Mon Amour fait la part belle aux destins de femmes
et trouve sa lumière dans l'interprétation de Jeanne Balibar et
Dominique Raymond, femmes déchirées dans leur chair et leur âme
par un douloureux secret de famille, dans l'Algérie française
du début du siècle. Venue du documentaire, Amalia Escriva révèle
avec ce premier long métrage un talent insolite et nous révèle
dans cet entretien les sources autobiographiques et picturales de son oeuvre.
Comment est
né ce projet, qui semble en partie autobiographique?
L'idée première
du film vient du fait que je suis originaire d'Espagne par la famille de mon
père et j'ai de vagues ancêtres du côté de Victoria
au Pays Basque. Je porte le prénom de mon arrière grand mère,
Amalia. Et lorsque j'ai eu envie de faire un film de fiction après avoir
fait pas mal de documentaires, je me suis interrogé sur l'histoire qui
était la plus prégnante pour moi et que j'avais vraiment envie
de raconter, et ça tournait autour de cette histoire d'Algérie
et de cette arrière grand mère, qui avait dans la légende
familiale une place particulière, puisque j'avais appris qu'elle s'était
suicidée jeune, et que des bruits couraient qu'elle était la fille
de sa soeur aînée.
Après, je
me suis interrogée sur cette période politique, sociale et culturelle
de l'Algérie française du début du siècle, et je
suis tombée sur l'histoire du procès de Marguerite. Alors, j'ai
essayé d'abord dans le scénario et après dans le film,
de faire s'interférer ces deux thèmes. Voilà comment les
choses ont pris naissance, et j'avais surtout envie de parler, en dehors de
ce contexte poitique, de la sotuation de ces femmes qui essaoent d'exister chacune
coûte que coûte, chacune à leur manière, que ce soit
Dolorès, personnage sacrifié du film , et qu'en même temps
je trouve terriblement digne d'être aimée, sensuelle, un très
beau personnage ; que ce soit Adèle, la maîtresse, la sufragette,
qui fait partie des premières femmes qui travaillent et qui vit en concubinage;
et Eugénia, qui oscille entre les deux mondes, celui du passé,
celui plus libre d'Adèle auquel elle aspire mais qu''lle n'arriv pas
à atteindre, et qui vit avec ce terible poids humain d'être déplacée,
et qui n'arrive pas à trouver son rôle et sa place.
Vous montrez
bine dans le film le carcan pesant sur ces femmes de colons. Vous allez jusqu'à
montrer Dolorès se bandant les seins pour effacer les marques de sa féminité...
Il y avait un moment
du film où je voulais montrer Dolorès dans toute sa féminité,
alors qu'on la voit avec des robes tabliers, la poitrine écrasée.
Je voulais qu'à un moment donné elle apparaisse dans toute sa
beauté, et cette idée des seins bandés, c'était
pour moi important, parce que c'était montrer le sacrifice que fait cette
femme au quotidien, à cause de cet inceste. Et il y a cette Eugénia
qu'elle veut préserver. Donc c'est quelqu'un qui nie cette féminité,
parce qu'elle s'est sacrifiée, et ce bandage des seins était pour
moi très symbolique de ce qu'est Dolorès. Dans la scène
du miroir, c'est la seule fois où on la voit les cheveux lâchés,
torse nu, et puis peu à peu, elle met ses bandes, sa robe - à
l'origine elle devait aussi s'attacher les cheveux. Donc il y a peu à
peu cet espèce de déguisement de Dolorès en quelqu'un d'autre
et ça me semblait important.
Les influences
picturales de votre film semblent très imprégnées de peinture...
Effectivement,
la peinture est pour moi quelque chose de très important. J'ai fait les
Arts Déco à Paris avant de faire la FEMIS. Donc il est vrai que
l'univers pictural du film était pour moi très important. Et j'ai
travaillé pour ça avec Anna Ehrel, l'assistante d'une peintre
abstraite très âgée, qui s'appelle Aurélie Nemours.
C'est quelqu'un qui travaille beaucoup sur les couleurs et qui m'a beaucoup
aidée à créer l'atmosphère du film, pour laquelle
on a travaillé sur une idée de transposition d'un dix-neuvième
siècle aujourd'hui, mais dans le sens d'une épure. Par exemple,
il y a très peu de meubles par rapport aux décors XIX°. C'est
toujours un meuble, un élément qui à lui seul évoque
un monde. Et pour les couleurs, on a fait en sorte qu'elles aient un rapport
avec la psychologie des personnages. Ainsi la chambre de la mère qu'on
voit quand la mère est morte, sur son lit, c'est une sorte de violet
un peu sombre; la chambre d'Eugénia est plus claire, plus dorée.
Celle de Dolorès est un peu dans les tons de la mère, mais un
peu plus gaie et claire. On a donc travaillé très précisément
les couleurs du film, les accessoires, les objets.
Pouvez vous
commenter la diégèse surprenante de votre film, sorte de chronologie
à rebours?
Au départ,
le scénario était écrit dans un rebourts strict, c'est
à dire que chaque séquence qui advenait était censée
s'être passée avant. Ça marchait très bien à
la lecture, donc on a tourné avec ça en tête. Les comédiens
avaient une continuité du film où tout était à l'envers.
Ce qui s'est passé au montage, c'est qu'on s'est rendu compte que si
on montait le film comme ça, à chaque fois qu'on était
dans une sorte de montée dramatique, ce rebours coupait l'élan
de ce qu'on était en train de raconter. Alors, finalement, avec la monteuse,
nous avons décidé de travailler par polyptiques, par groupes de
séquences qui sont elles-mêmes à l'endroit, mais les groupes
sont à l'envers, séparés par des grands panoramiques qui
pour moi avaient plusieurs fonctions: permettre aux spectateurs de réfléchir
à ce qu'ils venaient de voir, évoquer la terre d'Algérie,
une terre rêvée par les colons, déserte, très belle
- sans algériens! - et écouter la musique de Sofia Boubaïdoulina.
Mais donc l'écriture a effectivement bougé. Pour moi, il était
important de donner l'évènement clé au début - le
mari d'Eugénia trouve sa femme morte, suicidée - et puis de dérouler
par époques les différentes raisons qui l'ont amenée à
commettre ce geste là. Et c'est un peu comme quand on travaille en psychanalyse,
il y a un élément paroxystique, et puis on essaie de comprendre
pourquoi on en est arrivé là. Et l'idée de départ
du film, c'était un peu ça. Alors, ça a bougé, mais
je crois qu'on est arrivé à une structure émotionnelle
qui marche mieux que l'idée un peu théorique de départ.
Comment avez-vous
rassemblé tous les éléments socio-culturels et politiques
qui font qu'on a vraiment l'impression de vivre dans l'Algérie du début
du siècle?
Sur le plan politique,
j'en ai un peu parlé, j'ai découvert le procès de Marguerite.
J'ai été aux archives coloniales d'Aix en Provence pour lire la
presse de l'époque, je suis allé à Montpellier, où
il y a quelques archives du procès de Marguerite. Et j'ai lu sur deux
ans le Figaro qui rapporte les différentes séances du procès.
Et ce qui étaittrès intéressant, c'était qu'en lisant
ce Figaro de 1900 à 1903, il y avait aussi des publicités, pour
les meubles de l'époque, les spectacles, toute la vie culturelle parisienne,
etc. Et puis dans les journaux coloniaux, j'ai fait la même recherche.
C'est à dire qu'à travers les lectures sur le procès de
Marguerite, il y avait aussi ces lectures périphériques sur l'environnement
social, culturel des gens.
Au niveau du quotidien,
celui des personnages du film évoque de loin celui des colons en Algérie.
Les intérieurs sont très dépouillés, alors qu'ils
étaient beaucoup plus chargés à l'époque. Il s'agit
donc plus à ce niveau d'une transposition. Je suis une personne d'aujourd'hui,
et donc tout ce que je peux raconter sur cette époque, ça ne peut
être que des bribes dont j'ai hérité par mes grands parents,
sur l'histoire des mes arrières grands parents. Mais je crois que le
pari du film historique est de toute façon un pari vain. Par exemple,
pour L'Anglaise & Le Duc, Rohmer est allé vers une sorte de
transposition, et pour moi le film historique ne peut marcher que comme ça,
quand on s'éloigne de l'époque qu'on est censé restituer
pour en donner une interprétation lisible aujourd'hui.
Propos
recueillis au Festival de Saint Jean de Luz par Robin Gatto & Yannis Polinacci