Contexte
Le film devait initialement être réalisé par Fritz Lang, qui aurait eu l’idée d’ajouter un prologue et un épilogue pour justifier l’irréalisme du décor et le choix de l’expressionnisme, mais, en train de tourner Les Araignées, il fut empêché de poursuivre le projet par les distributeurs qui avaient un besoin urgent du film. Ce fut alors à Robert Wiene que le travail échut. Georges Sadoul estime de son côté, que c’est le producteur, Erich Pommer, qui aurait fait ajouter l’épilogue suite à une idée du poète pragois Hans Janowitz, mais Siegfried Krakauer, qui connaît bien le dossier montre, au contraire, que le scénario a été repensé sans tenir compte des scénaristes, Mayer et Janowitz[1]. On verra que l’épilogue a une importance considérable pour l’interprétation du film. Réalisé en 1919, il porte les stigmates de la Première guerre mondiale, pourrait être une satire de l’autoritarisme prussien transformant les soldats en automates (on le voit dans la figure de Cesare) et s’inspire de l’expressionnisme, mouvement artistique né quelques années auparavant à Munich. Le film déborde le strict autoritarisme militaire pour dénoncer toute forme d’emprise sur l’individu, même occulte. Comme l’explique encore Sadoul, le choix de l’expressionnisme s’accorde avec le désarroi de l’après-guerre. C’est Pommer encore qui fait appel à des artistes du mouvement Der Sturm, les peintres Walter Röhrig, Walter Reimann et l’architecte Hermann Warm pour les décors, faits de dessins et de cartons peints, géométriques, inspirés parfois par des idéogrammes (ici l’idée serait de Warm explique Jacques Lourcelles). Il engage Werner Kraus (Caligari et le directeur de l’asile), Conrad Veidt (Cesare) et Lil Graber (Jane Olsen). L’usage de l’expressionnisme, et ses excès dans le jeu d’acteur en particulier n’est pas sans critiques, et ce n’est pas pour rien qu’il sera abandonné progressivement. Par contre, dans Caligari, le style de jeu s’accorde parfaitement avec l’atmosphère onirique, fantastique et irréelle du scénario et des prises de vue. Le scénariste, Carl Mayer, livre justement ici un scénario de grande qualité qui « avait prévu métaphoriquement, dans son Caligari le futur destin de l’Allemagne en 1930-1945 (mais déjà en 1919 avaient paru les premiers nazis) »[2]. Le film inspirera aussi le célèbre journaliste allemand Siegfried Kracauer qui écrira un livre, De Caligari à Hitler, encore marquant aujourd’hui pour sa pénétration des rapports entre cinéma et Histoire.
Caligari visait trop haut pour devenir populaire en Allemagne. Pourtant, son thème central – l’âme affrontant l’alternative apparemment inévitable de la tyrannie ou du chaos – exerçait une extraordinaire fascination. Entre 1920 et 1924, de nombreux films allemands reprirent avec insistance ce thème, l’élaborant de différentes manières[3].
Le film se présente en six actes ; un reliquat sans doute au temps où le cinéma s’inspirait encore du théâtre, en tous cas une pratique courante au temps du muet (voir par exemple Cabiria). Dans son article, Sadoul commet une petite faute lorsqu’il parle de « Caligari dans la prison au centre d’une griffe aux pointes triangulaires », image certes saisissante ; en fait il s’agit d’un meurtrier confondu dans un premier temps avec Cesare. Faute bien excusable si on pense à la difficulté de voir ou revoir les films avant le temps du DVD[4].
Le Film
Tout commence donc par un prologue qui a lieu, on l’apprend plus tard, dans le jardin de l’asile d’aliénés. La première réplique vient du vieil inconnu qui parle à Franzis. On peut lire sur un carton : « Les esprits sont partout. Ils nous entourent. Ils m’ont chassé de mon foyer. Ils m’ont poussé à abandonner femme et enfant ». Franzis voit alors apparaître une femme, somnambule, toute habillée de blanc, et qui ressemble à un fantôme. « Das ist meine Braut » (« C’est ma fiancée »), dit-il. Mais il s’agit d’une jeune femme absente, étrangère à tout ce qui se passe autour d’elle… trait accentué par le fait que, tête droite, ses yeux regardent vers le haut. Est-elle somnambule ? « Ce que nous avons vécu est bien plus étrange que ce que vous avez vécu », dit alors Franzis, introduisant ainsi le flash-back qui constituera le film presque en son entier. Cette première séquence montre que le film s’inspire du conte fantastique, on pourrait citer ici Hoffmann, ou du romantisme noir, peut-être du roman gothique.
Acte I
D’emblée les premières images du souvenir s’ouvrent sur une ville, et étonnent : décor irréel, lignes anguleuses, on s’accorde à penser qu’il s’agit d’une évocation de la déformation du souvenir, en attendant que le film propose plus loin une autre thèse : la divagation imaginaire d’un fou. Le plan suivant nous montre donc le fameux docteur Caligari. On est d’abord déçu : le personnage, un vieillard tremblant et mal assuré sur ses jambes semble pour l’heure bien inoffensif. Est-il à rapprocher d’un célèbre hypnotiseur, italien, le comte de Cagliostro, qui deviendra un personnage célèbre du XVIIIe s. ? Joseph Balsamo, ayant réellement vécu de 1743 à 1795, devint médecin dans une congrégation de religieux soignants avant d’en être chassé pour malversations. Il aurait mené ensuite une vie errante, tout en se prétendant initié, mage, et cherchant à introduire la franc-maçonnerie en France... En 1919, deux films ont déjà été produits sur Cagliostro (1910 et 1918) en attendant un troisième en 1929, c’est dire la fascination qu’exerce ce personnage mystérieux à l’époque. Outre que « Caligari » et « Cagliostro » ont des consonnances troublantes, la date de naissance de Cagliostro, 1743, se rapproche étrangement de la date, 1783, à laquelle fait référence le manuscrit que consulte le psychiatre avant de devenir Caligari, comme on le verra. Revenons au film. Après avoir découvert Caligari, au plan suivant, on fait connaissance d’Alan, l’ami de Franzis, dans une partie du film cette fois colorisée en jaune (comme la couleur originale du film Nosferatu de Murnau, 1922). Puis vient l’annonce d’une fête foraine, à Holstenwall ; Alan va à la rencontre de son ami et les voilà partis en direction de la fête. Entretemps Caligari va inscrire son attraction auprès d’un secrétaire, qui, par le dédain avec lequel il s’occupe de son affaire, s’en fait un ennemi. On retrouve un peu plus tard Caligari en train de présenter au chaland son spectacle, et en particulier « son » somnambule : Cesare, mais d’abord sur une affiche qu’il déroule. Tant qu’à faire, le nom de Cesare n’est pas banal : pouvoir de vie ou de mort, tel était bien celui des empereurs romains : celui-ci est-il victime ou meurtrier ? On ne le saura jamais.
Acte II
L’Acte II s’ouvre sur la découverte d’un premier crime : celui du secrétaire, dont on se rappelle l’attitude désagréable vis-à-vis de Caligari. On revient ensuite à la fête foraine, et à la tente de Caligari (le « cabinet » du « docteur »). Tandis que les badauds y entrent, suivis d’Alan et Franzis, celui-ci leur raconte son boniment, puis leur découvre Cesare, fixé dans une attitude rigide, et sortant d’une boîte qui s’apparente à un cercueil. On peine à croire que l’homme est vivant (il serait « endormi » depuis 23 ans, depuis sa naissance). Caligari, son « maître », ordonne à Cesare de se réveiller et de « sortir des ténèbres [dunklen nacht : « nuit obscure »] ». Il sort donc de son cercueil avec, déjà, toute la lenteur et l’attitude que l’on retrouvera dans les films des « morts-vivants ». Son mentor précise ensuite, à la foule, en quoi le somnambule aurait un pouvoir : il peut « répondre à toutes les questions, connaître les secrets, le passé et prédire l’avenir ». Bref, il est une sorte « d’automate spirituel » comme Deleuze a qualifié le cinéma lui-même, car il « enregistre tout », et voit tout. Imprudemment Alan demande alors combien de temps il vivra… Cesare répond, de ses yeux exorbités regardant au loin : « Jusqu’à l’aube ». Le plan suivant, censé figurer la nuit, est colorisé en vert. Les deux amis, qui se sont éloignés de la foire et marchent dans les rues vides, découvrent alors le premier meurtre (du secrétaire). Mais très vite, ils rencontrent Jane Olsen, qu’ils accompagnent. Au retour, Alan rentre alors chez lui, et se fait assassiner, une fois couché. Les commentateurs ont raison de souligner la manière dont le réalisateur s’y est pris : on ne voit dans le champ de la caméra que son ombre, qui grandit ; il y a déjà l’idée du caractère insaisissable du Mal. Sur le mur, un découpage de figures géométriques blanches et noires ; Alan est en blanc, gros plan sur les mains d’Alan, puis sur lui, affolé d’angoisse, enfin les deux ombres mêlées, l’une surplombant l’autre, dans un geste d’étranglement, enfin Alan est poignardé.
Acte III
On retrouve la colorisation en jaune qui figure la lumière. On signale à Franzis que son ami a été assassiné, ce qui corrobore la prédiction du somnambule (la « prophétie » dit le carton) et fera donc peser des soupçons sur lui (plus tard on verra qu’il ne s’agissait pas d’une prédiction, et au fond, que Cesare est aussi meurtrier). Franzis va trouver la police et leur déclare : « Je ne trouverai pas de répit tant que je n’aurai pas éclairci ce mystère ». Il retourne voir Jane pour lui annoncer, brisé, la nouvelle de la mort de son ami. Une fois encore la colorisation va se transformer, d’abord vers le vert, puis, plan suivant, vers le rosé ou Franzis rencontre le père de Jane, le Dr Olsen, et lui raconte l’histoire. Ce dernier veut obtenir de la police l’autorisation d’examiner Cesare. Intervient ensuite l’histoire du « faux-meurtrier », sur qui un moment les soupçons reposeront. L’enquête s’interrompt lorsque Franzis reçoit un journal annonçant la nouvelle de la découverte de l’assassin.
Acte IV
Retour sur la jeune fille dans son cabinet, angoissée par l’absence de son père : elle prend la décision de partir à sa recherche. Puis, à nouveau l’interrogatoire du bandit qui affirme catégoriquement ne pas être l’auteur des deux premiers crimes, prenant Dieu à témoin (seule mention de Dieu). La jeune fille se hasarde alors jusqu’à la fête foraine. Caligari sort de sa tente, et invite la jeune fille à y pénétrer pour rencontrer Cesare. Mais lorsque ce dernier se tourne vers elle et la regarde, prise de panique, elle s’enfuit. La nuit, une fois encore caractérisée par la coloration en teintes vertes et bleues de la pellicule, Franzis se hasarde jusqu’au cabinet de l’hypnotiseur. N’y trouvant personne, il se dirige vers la roulotte et le retrouve ainsi que Cesare (croit-il) couché dans son cercueil. Pendant ce temps-là, Cesare (le vrai) est entré dans la demeure de Jane pour l’assassiner et s’approche du lit où elle repose. Lui, tout de noir et regardant dans le vide, elle couchée et endormie, en blanc, les yeux fermés : le décor impressionne par les contrastes, mais aussi par la disposition de la scène : Cesare rentre par une fenêtre, qu’il brise, au fond de la pièce et s’approche lentement de Jane, à l’avant-plan, couchée et tournée vers le spectateur. Soudain, la regardant avant de plonger son poignard, il hésite. La jeune fille se réveille, pousse des cris et ni une ni deux, il la prend sous le bras et l’enlève. Réveillés à leur tour par les cris, les gens de la maison se précipitent dans la chambre de Jane pour constater sa disparition puis se lancent à la poursuite de Jane et de son ravisseur. En un plan de coupe, on constate cependant que Cesare a l’air d’être toujours dans sa caisse. Épuisé, Cesare finit par lâcher sa proie, puis s’effondre, un peu plus loin, inanimé. On ramène Jane chez elle, mais l’épreuve a ébranlé ses nerfs. Dans une confrontation avec Franzis (qui doute) et son père, elle affirme avoir bien été capturée par Cesare, ce qui suggère à Franzis, qu’il pourrait alors s’agir du faux-meurtrier.
Acte V
L’acte s’ouvre sur le poste de police. Deux policiers encadrent Franzis, à droite et à gauche. Il leur demande si le meurtrier est dans sa prison. On vérifie : il y est, ce n’est donc pas lui qui a enlevé Jane. Enfin on finit par découvrir que Caligeri avait mis une poupée à la place de Cesare. En le poursuivant (profitant de l’inattention des enquêteurs, il s’est enfui), Franzis arrive à un asile d’aliénés, où l’hypnotiseur s’est réfugié. En entrant dans l’asile, on passe du vert (nuit) au jaune (lumière). Franzis, qui ne se doute pas du rôle de Caligari dans l’affaire, demande s’il y a un malade qui porte ce nom aux infirmiers qu’il rencontre. Ils lui disent que non, mais l’informent que le directeur est rentré justement aujourd’hui. Franzis se rend compte alors que le directeur est… Caligari. Tandis que ce dernier rentre dormir chez lui, Franzis et les infirmiers fouillent le bureau du médecin et découvrent ses recherches sur le somnambulisme, à partir d’un récit qui commence par ces mots : « En 1783, un mystique du nom de Caligari… ». Lorsque les hommes découvrent et lisent le Journal du psychiatre, trouvé pendant la fouille, on assiste à un flash-back dans le flash-back qui reflète bien la « construction par tiroirs » évoquée par Lang à propos du film. On y voit le médecin (avant qu’il ne s’identifie à Caligari), se réjouir de l’arrivée à l’asile d’un somnambule, afin, secrètement, de pouvoir l’hypnotiser pour découvrir le secret de cet art. Les infirmiers et Franzis ont maintenant la certitude, en lisant le Journal, que Caligari a vraiment manipulé l’esprit de Cesare. Nouveau retour, ensuite, dans la « mémoire » de Caligari, habité cette fois par des « obsessions » (écrit sur un carton). Et maintenant tout est clair. Le médecin, égaré, voit s’afficher partout : « Je dois devenir Caligari » (Erich Pommer avait pensé en faire le slogan du film à sa sortie). C’est là qu’il sombre dans la folie. Ses obsessions se matérialisent et on voit s’écrire partout autour de lui, dans un changement de registre, le passage du « Je » au « Tu » : « Tu dois devenir Caligari ».
Acte VI
L’action commence à nouveau dans le bureau où Franzis et les infirmiers lisent le Journal du médecin. Ils n’ont plus de doute et concluent que le médecin est devenu fou et qu’il s’est identifié au meurtrier du XVIIIe s. Entretemps, on a trouvé Cesare et on prévient Franzis et les autres. On le ramène à l’asile, où entretemps, le directeur est revenu et a réintégré son bureau. Franzis lui dit : « Mr le directeur, enlevez votre masque, vous êtes Caligari ». On lui montre Cesare, il s’effondre sur lui puis tente d’étrangler un des infirmiers et on lui met la camisole de force. Il est enfermé. Le fou meurtrier semble enfin hors d’état de nuire.
Le flash-back général du film prend fin et tout semble aller pour le mieux. Franzis dit au vieil homme assis à ses côtés dans le jardin de l’asile, revenant au présent : « …et depuis ce jour le fou n’a pas quitté sa cellule ». Les deux hommes, dans une ambiance verte/bleue, quittent leur banc. Plan suivant, on retrouve la cour de l’asile, et voici à nouveau Jane, les yeux levés au ciel, folle, comme dans le prologue du film, au milieu d’autres pensionnaires. Arrivent Franzis et son compagnon qui tout à coup « reconnaît » Cesare, cette fois, bien éveillé, appuyé contre le mur. « Ne le laissez pas prédire votre avenir, sinon vous mourrez », dit Franzis au vieil homme, phrase choc et avertissement vis-à-vis des spectateurs. L’autre s’éloigne de lui, inquiet… Puis il voit Jane et lui demande de devenir enfin son épouse, mais on a vu qu’elle a, elle aussi, perdu la raison. Soudain arrive le directeur. Franzis s’écrie : « Vous pensez tous que je suis fou… C’est faux, le directeur est fou ! C’est lui, Caligari ! » Le doute s’installe. Le jeune homme empoigne le directeur, mais on lui met la camisole de force et on l’enferme, à l’endroit même où le psychiatre, dans le flash-back avait été enfermé. Et même le décor est celui du flash-back, ce qui clairement ajoute à la confusion ! Le directeur dit, se tournant vers le public (sans le fixer) : « J’ai enfin compris sa démence. Il me prend pour le mystique Caligari. Je connais maintenant le moyen de le guérir » (c’est-à-dire ?).
Le mystère des doubles
Prologue et épilogue font intervenir une compréhension particulière du flash-back, qui consiste à penser que celui-ci est l’exploration de l’histoire d’un fou : un fou (Franzis) raconte l’histoire d’un fou (Caligari), mais qui est aussi son histoire. Pour le spectateur, cela peut aussi bien être un fou (Franzis) qui raconte comment il est devenu fou, en prenant Caligari pour un fou, alors que c’est lui qui l’est. Mais alors que le décor est irréel, le récit raconté par Franzis est construit de façon parfaitement rationnelle et crédible comme le souligne Jacques Lourcelles. De plus, il faut noter que le film aurait pu se dispenser de cette introduction et de cette fin et tenir la route malgré… le décor, et l’interprétation expressionniste des acteurs, certes qu’il eut fallu alors expliquer. L’emboîtement dans une interprétation ambigüe ne lève pourtant pas tout à fait le voile sur l’interprétation du film, et telle en est sans doute l’intention profonde : rendre impossible le diagnostic de Franzis : est-il vraiment fou ou non ? Et si, comme le dit Lourcelles, c’était lui qui dévoile la terrible vérité ?
Une technique, pour semer le doute, consiste à dédoubler les personnages et la réalité. Qu’est-ce qui est réel, et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Il y a le psychiatre, d’une part et Caligari d’autre part (un peu comme Dr Jekyll et Mr Hyde) ; Cesare ensuite et la poupée censée fournir l’alibi de sa présence dans la roulotte. Cesare est encore à la fois victime et assassin. Il semble totalement inconscient de ses actes, pourtant, en ne se résolvant pas à assassiner Jane on a pu penser qu’il gardait une « lueur » d’esprit. Est-il vraiment somnambule puisqu’on le retrouve dans l’épilogue comme un malade bien éveillé ? Jane saine d’esprit et pourtant devenue folle, s’identifie à « des reines » qui « ne peuvent écouter le penchant de leur cœur », tandis qu’elle était séduite par deux hommes, enlevée par Cesare dans une scène à consonnance érotique (sans compter la fascination qu’exerce sur elle Caligari). Le Dr Olsen, n’est-il pas de son côté l’antithèse de Caligari ? Et Alan, l’âme « détruite » par Cesare en Franzis ? Pour ajouter encore au mystère, la solution de traitement que propose, tout à la fin, le psychiatre à Franzis, reste obscure. Lourcelles y voit un troisième personnage, en plus de Caligari et du médecin (il serait alors « triple »). Ne peut-on pas alors penser que Caligari, qui a pris possession du psychiatre, a réussi à mieux se dissimuler aux yeux de tous, voire du psychiatre lui-même ?
Hypnose et manipulation mentale
Somnambulisme et hypnose criminelle, associés ici dans le film, dont la réalité n’est pas ici prouvée, puisqu’il y a doute sur la santé mentale de Franzis, et qu’il s’agit d’une figure imaginaire, renvoie donc le spectateur à sa propre interprétation. Si Franzis, avec les éléments qu’il possède (ses souvenirs ou son imaginaire délirant) a pu reconnaître Caligari dans le psychiatre, le spectateur, que va-t-il penser, lui ? C’est le sens de l’avant-dernière phrase : « Il me prend pour Caligari » (« alors que je sais que je ne le suis pas ou : il a raison mais personne ne le voit »). Dans la mesure où le spectateur approuve (oui, il l’est vraiment), alors Caligari a pu prendre et occuper tout l’espace mental du médecin, il n’a plus besoin de se dissimuler (bref, il a hypnotisé tout le monde autour de lui), et cela en toute impunité. Le film serait donc alors clairement orienté vers l’idée que le Mal est éternel et qu’il s’étend. Mais s’il refuse de croire à ce que dit Franzis, il l’est plus sûrement, parce qu’il est alors dupe de la dissimulation qu’opère Caligari sur le psychiatre, et alors il est prêt à être manipulé, hypnotisé. Soit les personnages sont hypnotisés, sauf Franzis qui reste lucide, soit ce sont les spectateurs qui sont renvoyés à leur capacité de l’être, voire qui le sont. D’une manière ou d’une autre le piège se referme, tout en maintenant une incertitude et un doute sur l’interprétation, ce qui rend fou. « Je connais maintenant le moyen de le guérir » signifie : « Je sais comment le maintenir fou, lui qui, seul, connaît la vérité afin que tous ceux qui l’entourent ne se doutent de rien ». Mais l’adresse est aussi tournée vers les spectateurs : « en vertu de l’autorité médicale que j’exerce, c’est à moi de donner l’interprétation finale de tout ceci, et vous êtes priés d’y consentir, sinon je sais comment m’occuper de vous ».
Forces occultes
Le cabinet du Dr Caligari me semble être un exemple parfait symptôme de l’errance des hommes dans la modernité, rendus plus vulnérables aux forces occultes tandis que la société s’avère impuissante à « saisir », « contrer » ou « contenir » ce qui s’apparente d’abord à une puissance manipulant l’esprit. Kracauer écrit de son côté :
De la sorte, le film de Wiene suggère que pendant cette retraite en eux-mêmes [un renfermement sur soi, dans « l’âme » après la première guerre mondiale], les Allemands étaient appelés à reconsidérer leur foi traditionnelle en l’autorité. Dans la masse des ouvriers sociaux-démocrates, ils freinaient l’action révolutionnaire ; mais en même temps, il semblait qu’une révolution psychologique s’était préparée dans les profondeurs de l’âme collective. Le film reflète ce double aspect de la vie allemande en couplant une réalité dans laquelle l’autorité de Caligari triomphe, avec une hallucination dans laquelle la même autorité est renversée[5].
Ici le religieux n’intervient pas du tout, sauf au tout début du film. Le vieil homme l’avait dit, dans le jardin du prologue : « Les esprits sont partout. Ils nous entourent », propos non pas d’un fou, mais d’un homme qui lutte spirituellement, et qu’on prend pour un fou. Là aussi, il y a une confusion, qui évoque l’aveuglement, un des aspects tragiques de la modernité.
Fritz Lang sera encore plus explicite sur la question de l’hypnose et de la manipulation avec Dr Mabuse le joueur (1922). Ainsi une société toute entière peut être manipulée, sombrer dans l’aveuglement, être hypnotisée par la puissance charismatique d’un scientifique devenu fou, ou d’un charlatan. Inutile de faire un dessin : le caractère « proleptique » et visionnaire du scénario de Mayer et Janowitz, les suggestions de Lang, les idées de Pommer, annonce la mise en place du national-socialisme et la prise de pouvoir par Adolf Hitler, ainsi que la fascination exercée par lui et ses sbires sur les foules. Le peuple allemand est prêt à se laisser hypnotiser pour le mirage d’un Reich qui durerait mille ans.
Évidemment tout cela nous plonge dans la « nuit obscure » des mythes profonds qui agitent l’âme de ceux qui « croient » en la germanité plutôt qu’au Christ. À voir la « ville » où se passe le flash-back, on peut penser à celle du Faust de Sokhourov (2011). Une ville construite sur et entourant une colline, de forme pyramidale au-dessus de laquelle pointent les deux tours tordues d’une église. Faust fait partie de ces figures quasi archétypales de la culture allemande. Comme Mabuse, ou Caligari, il est « docteur », soulignant les dérives possibles du pouvoir dans le monde « médical ». Toutes s’inspirent probablement encore de la figure de Cagliostro, ou de celle, imaginaire, du roman de Mary Shelley, le Dr Frankenstein lui-même, encore un médecin. Une image s’impose : la volonté de puissance nietzschéenne, une puissance prométhéenne (volée au « ciel » ; comme figure jupitérienne s’opposant à l’ordre « Yahviste »), celle de pouvoir donner la vie aux morts, ou du moins de contrôler les vivants en les transformant en machines obéissantes, sans conscience, voire prêtes au crime. Caligari évoque donc les troublants commerces que l’homme peut avoir (dans une vision de foi) avec le diable, et son désir de dominer la vie humaine, en maîtrisant « les secrets, le passé, l’avenir » : attributs typiques des « possédés » dans les évangiles. Mais on peut aussi y voir l’angoisse, la crainte et la dénonciation, amorcée déjà par le romantisme noir ou « gothique » (qui naquit en Allemagne…) d’un monde cruel. Car déjà l’homme s’effraie des nouveaux pouvoirs que lui confèrent la science et la technologie, l’industrie et le commerce en la fin du XIXe s et qui peuvent conduire à de nouveaux maux, cette fois atteignant toute la société. Craintes évidemment confirmées par le chaos de la Première guerre mondiale, qui a finalement échappé à tout contrôle, et dont la fin semblât s’éloigner toujours plus… et qui ne se termina définitivement qu’en 1945. Du moins nous pouvons seulement l’espérer…
[1] Siegfried KRACAUER. De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand, Lausanne, L’Age d’Homme, 1973, p. 70-71.
[2] Georges SADOUL, Dictionnaire des films, Paris, Microcosme/Seuil, 1990, p. 51.
[3] Siegfried KRACAUER. De Caligari à Hitler, p. 83.
[4] Jacques Lourcelles, dans son dictionnaire du cinéma, commet aussi une petite faute, en parlant de 5 actes (au lieu de six). Détail évidemment mineur qui ne reflète pas, comme pour Sadoul, la grande qualité de leurs travaux, mais il est bon de le signaler pour le lecteur, ou pour les maisons d’éditions, pour pourraient corriger ces coquilles en notes.
[5] Siegfried KRACAUER. De Caligari à Hitler. p. 72.